
Quand il pensait à l'Espagne, ce n'était jamais aux villes, aux monuments, tout juste à quelques paysages. À vrai dire, il y pensait peu, sauf quand venaient l'assaillir des souvenirs de l'usine, des camarades. Surtout eux. Désespérément, il les repoussait pour se débarrasser en même temps de la sourde culpabilité qui les accompagnait. Au fond, en les quittant, il les avait trahis. Les laisser là, en plan, avec des rêves de révolution plein la tête, c'était déserter. Mais pour Victor, cette révolution était universelle, sans frontières. Elle concernait tous les peuples de la terre et pouvait s'expatrier comme lui. Il n'était qu'un rouage, un petit élément qui, même déplacé, continue à assumer son rôle.Il était parti un matin sans prévenir, sans dire adieu. Longtemps, du fait de mon jeune âge, je me suis égaré dans l'histoire espa-gnole. Je l'ai cru un moment républicain réfugié, puis j'ai appris qu'il était ici bien avant ma naissance et que, pour lui, le drame s'était joué beaucoup plus tôt. Évidemment, il était de ceux qui voulaient la République, mais simplement parce que, à ses yeux, il fallait passer par cette case. En 1936, il était déjà loin de l'Espagne et de ses tragédies, il aurait pu ou dû y revenir et prendre les armes. Il ne l'a pas fait.De Madrid, le lieu de sa naissance, il ne lui restait rien, seulement le nom plaqué sur son souvenir de l'orphelinat. La ville, l'orphelinat c'était la même chose. Un mot fourre-tout pour entasser en vrac l'enfance, ses chagrins, son désespoir. Quand remontaient au fond de sa gorge l'amertume des humilia-tions, la douleur jamais effacée des mauvais traitements, alors là, oui, cela s'appelait Madrid et devenait précis dans sa chair comme les coups qu'il y avait reçus. Bien que peu bavard à ce propos, s'il en parlait, il s'interrompait, le temps de cracher son souvenir en tournant la tête pour ne pas salir son interlocuteur.De cette enfance terrible, il ne conservait d'autre sentiment que la haine volontairement entretenue, choyée, polie, cultivée afin d'obéir à son désir de ne laisser aucune place à ce qui serait une simple rancune.
