
Avant-Propos
27 mai 1918 / 3 septembre 1939 : une blessure, deux chemins
« Ma blessure a fait tourner les choses autrement. » Joë Bousquet
« Il n’y a qu’une façon de connaître les maux dont on a été l’objet, c’est d’en provoquer le retour. »
Joë Bousquet
Évoquer Joë Bousquet ?
Évoquer celui qui ne fut pas un « écrivain blessé de la première guerre mondiale » mais un blessé qui chercha à se faire prendre et se prit lui-même un temps pour un écrivain avant que de s’engager dans un devenir-blessure, pour reprendre une expression deleuzienne, qui verra la crue de son écriture se déverser en une multitude de « cahiers », signes de cette « révolte de l’homme de Midi qui veut être la chair de son sang », homme qui « n’élève en lui l’écrivain qu’avec l’obscur dessein de le tuer un jour ». Celui pour qui écrire fut certes devenir mais pas du tout devenir écrivain mais bien plus devenir cette chance d’homme qu’est tout homme quand il ne fuit pas son être dans ses pensées. À cela nous voudrions nous efforcer.
S’y reconnaître quelque peu chez cet homme qui depuis sa blessure, reçue le 27 mai 1918 près de Vailly sur le front de l’Aisne, porte la guerre logée en lui, selon les mots de Simone Weil, suppose que l’on prenne en considération le fait que sa vie eut son cours comme toujours inversé. Ainsi jamais n’alla-t-il d’une naissance à une mort mais d’une mort toujours approchée au plus près à une renaissance. À chaque fois, c’est moins la vie qui gagne, s’arrachant à la mort, que la mort côtoyée, tutoyée, qui se fait messagère de vie, comme nous le verrons.
Passons rapidement sur sa naissance du 18 mars 1897, cette venue au monde à l’imparfait : « II faut être né à côté : on se fait remarquer par les efforts que l’on accomplit pour entrer dans le rang. Un chat dans l’eau, c’est tout. Le tout était de naître un vendredi, justement mon cas et ma mère dormait. Une infirmière s’affairait inutilement. Rien de plus simple. Je n’étais pas né que j’étais mort ; et cela ne fit pas beaucoup d’effet : Dommage, disait mon père occupé de sa femme endormie. Dommage, c’était un garçon. Cependant le produit n’était plus à l’imparfait. Entre les mains d’une infirmière jolie comme la brise, je suis né de quelques coups de serviettes et d’un soupir. »
Ce « Quel dommage ! », nous allons l’entendre une seconde fois. Joë Bousquet le met dans la bouche d’une autre jolie infirmière dans l’hôpital anglais de Ris-Orangis où il a été conduit après sa blessure : « Quel dommage qu’un si beau garçon soit perdu ! ». Oui, quel dommage, c’était un bel officier ! Malgré la « paralysie complète, c’était la deuxième vie qui commençait » écrira-t-il à Carlo Suarès le 3 mai 1936.
Nous intéressera ici la troisième ! Celle qui se terminera par un possible « Quel dommage, c’était un écrivain », parole qu’on aurait pu entendre dans les sombres années 40. Cette possible parole tient toute dans notre hypothèse d’un retour de la blessure à la faveur d’une irruption de l’histoire. Ainsi le 3 septembre 1939, le loriot ne se contenta pas d’entrer dans la capitale de l’aube, selon les mots de René Char, l’épée de son chant rou- vrit les lèvres de la plaie que Joë Bousquet avait crue cicatrisée.
Donner quelque chose à voir de ces vies, « la trajectoire Bousquet » ainsi que la nommait notre ami Gaston Puel : tel est le chemin que nous avons tenté de suivre.
Serge Bonnery & Alain Freixe
La guerre à l’œuvre
Vailly, 27 mai 1918
par Serge Bonnery
« Je suis à la fois le sujet et l’œuvre de ma volonté »
Joë Bousquet. La neige d’un autre âge.
On sait à peu près tout, aujourd’hui, des circonstances de la blessure reçue par Joë Bousquet le 27 mai 1918 sur le plateau de Brenelle, à Vailly-sur-Aisne, où eut lieu l’interminable bataille du Chemin des Dames. Jusqu’à la trajectoire de la balle qui « m’a atteint en pleine poitrine, à deux doigts de l’épaule droite, traversant obliquement mes poumons pour sortir par la pointe de l’omoplate gauche »2, pinçant au passage la moelle épinière et provoquant la paralysie immédiate des membres inférieurs. Ainsi qu’en atteste le journal de marche de son régiment, le 156e d’infanterie, la percée allemande fut telle, ce jour-là, que les troupes françaises qui s’étaient portées en première ligne pour tenter d’endiguer le flot ennemi furent balayées comme un fétu de paille.
Le poète lui-même fait au moins à deux reprises le récit dé- taillé de l’événement qui allait bouleverser sa vie. Il en parle dans D’une autre vie, le récit autobiographique qu’il rédige à la demande de la photographe Denise Bellon venue à Carcassonne pour réaliser des portraits de lui dans sa chambre. Il fournit d’autres détails dans une lettre à Carlo Suarès datée du 3 mai 19365.
On sait à peu près tout de sa blessure, c’est-à-dire ce que Bousquet a bien voulu en dire. Car à l’inverse de nombreux écrivains combattants, lui n’a pas écrit de livre exclusivement consacré à « sa » guerre. Il l’évoque néanmoins à maintes re- prises, en particulier dans ses correspondances, mais aussi dans les « journaliers », ces cahiers auxquels il confiait ses pensées les plus intimes, comme si l’exercice quotidien de l’écriture devait provoquer le surgissement, sous forme d’épiphanies, de souvenirs d’une période de sa vie avec laquelle il entendait faire corps.
De même que, chez lui, la blessure demeure toujours au cœur de l’homme qui la porte, de même elle prend place au centre de son œuvre d’écrivain, comme un point par lequel il est nécessaire de repasser sans cesse pour avancer vers « la formule » qui, pour Bousquet, réside peut-être autant dans « le lieu »6 – le plateau de Brenelle – que dans le profond de son être. Joë Bousquet prend ainsi appui sur sa blessure pour la surmonter. Elle lui rap- pelle que l’homme est Un et qu’il doit s’illimiter, dirait-il, dans le Tout que constitue sa vie.
Ainsi le poète restera toujours attaché au militaire qu’il avait choisi de devenir à dix-neuf ans, en devançant l’appel sous les drapeaux. Nous sommes le 10 janvier 1916. « Rien de plus pré- médité que ce coup de tête », dit-il à Carlo Suarès. « Je savais où j’allais, les risques qu’il y avait à courir, et je ne trouvais pas d’autre issue à une situation morale qui me semblait chaque jour plus étouffante ».
Bousquet, dès son incorporation, regarde la guerre en face. Il choisit l’arme dans laquelle il servira : l’infanterie. Il ne paraît pas craindre de s’exposer au danger. Et c’est encore à sa demande qu’il intègre les rangs du 156e RI, un régiment composé en partie de détenus de droit commun aux côtés de qui le jeune aspirant - il faut le croire sur parole - se sent rapidement à son aise.
Voici un épisode, raconté dans La neige d’un autre âge, qui en dit long sur son état d’esprit lorsqu’il se trouve en opération. Un jour de juillet 1917, alors qu’il venait de recevoir sa première blessure provoquée par l’explosion d’une grenade pendant un entraînement, Bousquet fut momentanément relevé du com- mandement de sa section au profit d’un adjudant qui n’obtint pas l’obéissance de ses hommes. Pire, l’un d’eux tira sur ce sous-officier avec l’intention de le tuer mais manqua son coup. L’affaire fit grand bruit. Cependant, le colonel décida d’inter- dire toute enquête sur cet « incident ». Il demanda à Bousquet d’admonester ses soldats et voici en quels termes le sous-lieu- tenant s’adressa à la troupe : « Le commandant de compagnie m’a informé que l’un de vous était un assassin, ça me dépasse… Mais je retiens qu’il y a, parmi mes soldats, un idiot qui manque son homme à deux mètres… ».
La guerre en face, Bousquet la regarde encore lorsqu’il fait à Jean Paulhan le récit de son engagement sur le Chemin des
Dames, dès le mois d’avril 19179. On mesurera à la lecture de ce texte la fascination qu’exerce toujours « l’art » de la guerre sur l’homme qu’est devenu Bousquet en 1939. Même si, toujours à Paulhan, il montre qu’il n’est pas dupe des travers de l’univers militaire.
Fut-il un soldat au sang-froid, tête brûlée parfois mais aussi obéissant, acceptant toutes les règles qu’impose le combat ? Un peu tout cela à la fois. Son audace et son intelligence n’échapperont pas à ses supérieurs. Il n’en demeure pas moins un homme dont la main tremble au moment d’abattre un Allemand à bout portant, ainsi qu’il le confie, toujours à Jean Paulhan : « J’ai levé mon revolver. Mais je ne savais pas qu’il était difficile de tuer un homme (…) Ma main ne m’a pas obéi. Je voulais la mort de cet Allemand et ce visage d’agonie au bout de mon revolver m’a glacé le geste de tirer ». Au même Jean Paulhan, il avoue encore avoir été saisi d’angoisse et littéralement paralysé lors d’une mission qui l’avait conduit dans « un tohu-bohu de trous d’obus ». Il n’y a pas de surhomme…
Ces épisodes ne semblent pas avoir laissé de trace sur les états de service de Joë Bousquet. Il obtient ses galons d’officier à la faveur d’un coup de main réalisé le 16 avril 1917 dans le secteur de Laon, lors de la fameuse offensive Nivelle. « Après quelques heures de combat, raconte-t-il à Carlo Suarès, le détachement auquel j’étais attaché était cerné et les trois officiers qui le com- mandaient tués l’un après l’autre avec les huit dixièmes de l’effectif. Je pris le commandement du reste. À midi environ, j’avais le dessus, j’étais dégagé et pouvais me porter en avant (…) On m’avait cité à l’ordre de l’armée et décoré en même temps de la médaille militaire (…) Le galon de sous-lieutenant suivit aussi- tôt. J’étais introduit de force dans la peau d’un officier fait pour les coups de mains et les opérations dangereuses ». De force ? Oui, dans le sens où Bousquet s’en remet à la force des événements qui le submergent.
Le 27 mai 1918 à Vailly, il confie cette fois à la bataille le soin de le sortir de l’impasse où une histoire d’amour avec une certaine Marthe – aussi désignée par l’initiale « V. » dans une lettre à Jean Cassou – l’avait conduit. Qui est cette mystérieuse « V » rencontrée en octobre 1917 lors d’une représentation de l’opéra Werther de Massenet au théâtre de Béziers, ville où le père de Joë Bousquet occupait les fonctions de chef-médecin militaire, lors de la convalescence qui avait suivi sa première blessure ? « De toutes les maîtresses qu’on réunissait autour de soi en quelques jours, celle-ci était la plus belle, la plus élégante », se souvient- il. « Je l’ai adorée… », avoue-t-il à Cassou. C’était « une jeune femme étincelante ». Elle se nommait Marthe Marquié. « Sans doute avais-je été sincère dans la promesse que nous avions échangée de nous marier après la guerre ». Mais le mariage n’aura pas lieu. L’affaire était complexe et, pour l’époque, fort mal engagée. En instance de divorce, Marthe devait sauvegarder les apparences de la morale bourgeoise qui guettait aussi le jeune Bousquet craignant la colère de sa mère si elle devinait son intention d’épouser une divorcée. Il le dira plus tard à Marthe elle-même. Dans une lettre qu’il lui adresse le 1er avril 192316, il revient sur « la montagne de difficultés » qui avait obscurci leur liaison, en partie à cause de « la réputation terrifiante que ces cochons de Biterrois » lui avaient faite. Il reconnaît qu’il n’avait pas, de son côté, « sérieusement étudié » la situation. « J’étais jeune, j’avais l’espoir de vivre, de vous épouser. Ma vie était de sincérité et de courage… » Selon Bousquet – nous ne connaissons que sa version de l’histoire – Marthe aurait longuement hésité, repoussant toujours au lendemain sa propre décision.
Devant tant d’atermoiements et de confusion, le militaire tranche. Il précipite son départ. Demande à rejoindre le front. Quitte Béziers et celle qui fut « l’âme de (sa) jeunesse »17. Il ne la reverra que des années plus tard, lors d’une visite furtive. « Un beau matin, je n’y ai plus tenu, j’ai écrit au colonel de mon régi- ment pour qu’il m’évite même le séjour obligatoire au dépôt de la division. Quelques jours après, j’étais dans une compagnie de première ligne »18.
Entrent alors en jeu des lettres de l’amante qui brouillent plus encore les cartes. « À Verdun, elle avait failli me faire tuer bêtement en m’annonçant dans une lettre atroce qu’elle allait se suicider et que je devais en lisant la lettre la considérer comme morte », raconte-t-il à Carlo Suarès. Si l’on ajoute à cette intrigue plusieurs autres lettres dont Marthe aurait confié l’écriture à la main d’une cousine afin de n’être pas confondue au cas où on les découvrirait dans le paquetage du soldat… Cette histoire d’amour est décidément « une suite mal conduite d’un livre fini », ainsi qu’il le lui écrira en août 1919.
Après Verdun en janvier 1918 puis le Mont Kemmel au printemps, advient, dans la nuit du 26 au 27 mai de la même année, le transport de troupes vers la « route Vailly », dans le secteur du Chemin des Dames. Bousquet y débarque avec, en poche, une énième lettre de Marthe. « Cette jeune femme m’écrivait que tout était perdu, son père ayant lu mes lettres et qu’il ne me restait plus, si je l’aimais, qu’à rendre publique mon intention de l’épouser. Il me fallait ce réactif pour comprendre que j’étais peu fait pour partager sa vie »20.
Marthe fut pourtant « la douceur de ma jeunesse, toute la fraîcheur de mes vingt ans ». Quel gâchis ! On peut encore en ressentir l’amertume dans la question qu’il lui adresse en avril
1923, comme un déchirement ultime : « De quelle boue sommes-nous faits » ?
« Et je suis resté debout… »
Dans le milieu de la matinée, ce 27 mai 1918, l’ordre d’as- saut est donné. Conservée jusque-là en réserve, la troisième compagnie du premier bataillon, à laquelle appartient le sous-lieutenant Bousquet, reçoit la mission de freiner la progression allemande et de « tenir coûte que coûte » pour couvrir la manœuvre de repli d’un régiment décimé. L’ennemi, dix fois plus nombreux, surgit de toutes parts. Les balles sifflent. Tuent les hommes. Beaucoup d’hommes. « Et alors, j’ai compris que c’était fini et je suis resté debout ».
Cette position du soldat debout sous le feu, Joë Bousquet ne l’a jamais quittée. Il est demeuré, tout au long de sa vie d’écrivain et de paralysé, dans la situation d’un homme dressé face à son destin, résolu à l’affronter les yeux dans les yeux, quel qu’en soit le prix. La blessure du 27 mai 1918 ne tue pas le sol- dat pour donner naissance au poète. Soldat et poète participent de la même injonction faite à l’homme de vivre en repoussant toujours plus loin ses limites. La vie, comme une expérience de l’illimite.
À aucun moment on n’entend Joë Bousquet entretenir le sou- venir nostalgique de la guerre. Ses écrits montrent au contraire combien il demeure présent au cœur des combats qu’il a menés et dont la blessure est devenue, bien plus qu’un témoignage, la réalité. A-t-il jamais quitté le champ de bataille du plateau de Brenelle ? On verra plus loin ce qu’il en est, sur la foi du témoignage de l’abbé Gabriel Sarraute qui fut à son chevet jusque dans ses derniers instants.
Mais revenons un peu en arrière. Au mois de mars 1942, dans sa chambre du 53 rue de Verdun, Joë Bousquet reçoit la visite de Simone Weil. On sait pour quelle raison précise la philosophe fit le voyage de Marseille à Carcassonne. À cette époque, elle se débat avec un projet de création d’un corps d’infirmières appelées à intervenir en première ligne pour porter secours aux blessés. Elle souhaite présenter aux autorités de la France Libre à Londres, qu’elle compte rejoindre plutôt que suivre ses parents dans leur exil américain, un dossier acceptable. Pour cela, elle doit obtenir des informations de la part d’un militaire rompu au quotidien de la guerre. C’est l’ancien officier, fort de son expérience, autant que le poète dont lui a longuement parlé Jean Ballard, le directeur des Cahiers du Sud, que Simone Weil vient rencontrer chez lui, à Carcassonne.
On devine, grâce à la brève correspondance qu’ils échangèrent entre avril et mai 1942, la haute portée morale de leur conversation. Dans cette correspondance, Joë Bousquet parle à plusieurs reprises de son vécu sur les champs de bataille : « Avant l’attaque du 16 avril 1917 à laquelle j’allais prendre part en qualité d’aspirant d’infanterie, je fus longuement chapitré par mon commandant de compagnie. J’allais voir que ce Jésuite lieutenant (Louis Houdard) était l’officier le plus brave et le plus saint de la division d’attaque où j’avais ma place. Il venait de me donner des ordres minutieux pour l’exécution d’un coup de main que je devais tenter en fin d’attaque. Ordres durs, sages où tout devait être prévu (…). Houdard, soudain, s’avise que j’en suis à ma première attaque ; et, avec beaucoup de vivacité : « Une recommandation ! Défense formelle aux combattants de s’arrêter auprès des blessés. Rien n’autorise un soldat qui se bat à recueillir les plaintes ou les recommandations d’un soldat qui meurt ». Ce contact avec la loi de la guerre me parut plus terrible que la bataille elle-même ».
De cette rencontre, Simone Weil retient que chez Bousquet, le poète et le soldat ne font qu’un. C’est ainsi qu’il s’est montré à elle, dans la totalité de son être. « Vous, depuis vingt ans, vous refaites par la pensée ce destin qui avait pris et lâché tant de gens, qui vous a pris pour toujours… », lui confirme-t-elle le
12 mai 1942.
Dans sa lettre du 2 mai, Bousquet avait aussi rapporté à Simone Weil cet enseignement qu’il tenait de son capitaine : « Le soldat qui attaque, me dit-il, appartient à sa mission, à son de- voir, il ne s’appartient pas ». Et à Louis Houdard, toujours lui, venu prendre des nouvelles du blessé au soir du 27 mai 1918 : « Je lui ai demandé si j’avais fait tout ce qu’il attendait de moi ».
« Mon capitaine et mon maître »
Houdard, le père jésuite, capitaine du 156e RI dont Bousquet dit qu’il a formé en lui autant le militaire que l’homme : voilà peut-être une clé.
La scène, telle qu’il la raconte dans La marguerite de l’eau courante, se passe dans sa chambre. Il est recouvert d’un « vaste édredon noir » que Marie, la gouvernante, a jeté sur son lit.
« Couleur funèbre », note-t-il, « qui ne me frappe qu’à l’heure où j’écris ». Une jeune et belle femme, répondant au prénom de Géo – miroir de Joë ? –, entre dans la pièce et s’assied sur le lit, aux côtés du poète. Elle lui raconte un rêve. « Ce n’est pas la première fois, lui confie-t-elle, que je vous vois en songe avec les traits d’un prêtre ». Ce récit déclenche chez Bousquet le souvenir du quai de gare où il fut transporté, le lendemain de sa blessure, pour être ensuite évacué vers l’hôpital militaire anglais de Ris-Orangis. Il écrit : « Je me suis souvenu que, sur le quai d’une gare, pendant qu’un brancard m’emportait (…), j’avais entendu les semelles d’un soldat essoufflé qui courait derrière mes porteurs, en criant « Oh ! Monsieur l’abbé ! Monsieur l’abbé ». Je ne savais pas encore qu’à la même heure, l’abbé Houdard, mon capitaine et mon maître, tombait sur le champ de bataille, pour disparaître à jamais, car son corps ne devait pas être retrouvé ».
Houdard, « cet excellent Jésuite », c’est Bousquet qui parle, « avait souci de former en moi un homme en même temps que d’en tirer un officier »26. « Je n’ai jamais vu, ni ne verrai évidemment jamais d’homme aussi parfaitement noble, aussi extraordinairement humain que Louis Houdard », dit-il encore dans D’une autre vie.
Dans l’urgence de vivre qu’impose le champ de bataille, la rencontre entre les deux soldats est d’une intensité hors du commun. Houdard, « le seul homme, je crois, dont Bousquet ait vrai- ment admiré le caractère et dont il ait cru sentir la présence toute sa vie durant », confirme René Nelli dans son livre Joë Bousquet sa vie son œuvre.
Le poète et le jésuite sont-ils parvenus jusqu’à la mystérieuse fusion du corps et de l’âme, comme semble le montrer le récit de Bousquet qui nous intéresse ici ? Géo voit en songe le poète « avec les traits d’un prêtre », comme le soldat qui, sur le quai de la gare, courant derrière les porteurs, avait appelé Bousquet « Monsieur l’abbé ! ». Étrange : cet épisode survient au moment où Louis Houdard est tué. Plus étrange encore : le corps du capitaine n’a jamais été retrouvé. Coïncidence ? Bousquet notait les faits parce qu’il y voyait des signes.
Le sens de celui-ci est à chercher dans un fait antérieur de seulement quelques heures à son évacuation vers l’hôpital, lorsque Bousquet, blessé, est sauvé contre son gré par deux de ses hommes. L’un des soldats qui l’ont traîné loin du feu dans un brancard de fortune s’appelait Alfred Ponsinet. Son précieux témoignage nous permet de revoir l’instant où se joue le destin de Bousquet : « Il ne reste plus que Potard et moi, raconte Ponsinet. Immédiatement, je déroule ma toile de tente que je porte en bandoulière et avec Potard nous le relevons, l’enveloppons tant bien que mal dans cette toile, nous nous regardons et nous disons : nous serons sans doute tués, mais il ne restera pas entre leurs mains ». Le lieutenant est évacué sous les balles jusqu’au poste de secours de la compagnie. Alfred Ponsinet poursuit son récit : « Le capitaine Houdard demande le nom du blessé. Mon capitaine, c’est le lieutenant Bousquet. Il se penche alors sur lui et l’embrasse ».
Au moment précis où « c’était joué, c’était fini », advient un baiser. Pas n’importe quel baiser. « J’étais, dans mon désespoir de paralytique, affreusement troublé par le baiser sur la bouche qu’Houdard m’avait donné en me disant adieu », racontera Bousquet bien plus tard. « Mais que signifie donc le baiser du prêtre à un mourant ? », s’interroge-t-il ? Et de répondre : « La prière faite à Dieu de maintenir, dans un corps détruit, l’âme qui n’a pas encore trouvé ses voies… »
Maintenir l’âme errante dans un corps détruit : la rencontre de Houdard et de Bousquet dépasse les circonstances dans lesquelles elle a eu lieu. Ici, le fait se transmue en signe. Et le rêve de Géo montre que Joë portera désormais l’âme de son capitaine gravée en lui. La lettre à Carlo Suarès confirme : « Alors il m’a embrassé. Il m’a dit à l’oreille : Bousquet, vous prierez pour moi ! Il lui restait douze heures à vivre. Mais tu comprendras pourquoi l’athée cent pour cent que je suis fait dire en secret tous les ans une messe pour cet officier sans famille, prêtre de son état ».
Au moment du baiser, est-ce une fusion qui se produit ou le baiser n’en est-il que le fruit ? Si fusion il y eut, elle fut d’ordre mystique. Où le corps déchu du blessé condamné à se reconstruire est devenu le réceptacle de l’âme du tué dont le corps est à jamais perdu dans les eaux de la Vesle.
Ceci, encore, à propos de ce baiser hautement symbolique. « M’embrasser sur la bouche, c’était souscrire à la superstition, répandue parmi les religieux, que ce baiser d’un être consacré avait le pouvoir de faire durer l’agonie jusqu’à l’illumination de l’âme », indique Bousquet dans D’une autre vie. Le fait est que sa vie, après la blessure et jusqu’à sa mort, le 28 septembre 1950, ne fut qu’une lente agonie. « Je ne suis pas sûr qu’il n’ait pas ressenti, quand il fut lui-même sur le point de mourir, cette illumination de l’âme dont il avait été toujours en attente, comme l’avait voulu le Père Houdard », conclut René Nelli.
« La mort en face »
Un ultime témoignage, tout aussi précieux que les précédents, fournit peut-être une autre clé. C’est celui du chanoine Gabriel Sarraute qui accompagna le poète dans ses derniers instants.
Nous sommes le mercredi 28 septembre 1950, le jour où Joë Bousquet succombe à une crise d’urémie. Il est dix heures du matin. À son chevet, le docteur Soum lui propose une médecine pour atténuer sa douleur. Le chanoine, qui sera appelé tout à l’heure pour donner au défunt les derniers sacrements, note dans son journal ce que lui a rapporté Henriette, la sœur du poète. « Mon frère refuse le calmant car, dit-il, il veut voir venir la mort en face ». Elle poursuit : « À 11 heures moins 10 : il demande que l’on fasse sa toilette. L’infirmière, placée à sa droite, commence à lui donner ses soins. Il faut tourner le mourant sur le côté gauche du lit, où je me place pour le soutenir en l’entourant de mon bras droit. À mes côtés, un peu plus vers le chevet, Mme Jougla m’aide. La tête de Joë s’appuie sur elle. Soudain, mon frère a une sorte de râle et se laisse aller entre nos bras. Nous l’avons retourné et l’infirmière s’est mise à crier : il est mort, il est mort ! ».
Le chanoine arrive peu après 11 heures. Et voici précisément ce qu’il voit : « Bousquet est étendu sur le drap de son lit. (…) Il ressemble à un soldat tombé sur un champ de bataille ».
Bousquet s’éteint dans un râle au moment où il est « retourné ». Il meurt avec la ténacité du guerrier qui veut « voir venir la mort en face », comme à 19 ans il était déterminé à affronter la réalité de la guerre. Comment ne pas percevoir là le signe d’un destin accompli au prix d’un retournement, celui du poète qui regarde une dernière fois le soldat qu’il fut, comme le soldat avait vu naître le poète dans l’homme blessé qu’il était devenu ?
Le 27 mai 1918, Joë Bousquet aurait dû mourir à Vailly. « Je regrette de n’avoir pas été foudroyé (…) Je serais, ma foi, mort en beauté, tout ce que je souhaitais », écrira-t-il à Marthe le
16 août 1919. Mais le fait n’a pas eu lieu. Il s’agit donc désormais d’en objectiver la lecture. À Vailly, un retournement se produit. Sous l’impact de la balle qui traverse son corps, Joë Bousquet est projeté hors de lui-même et condamné à vivre sa mort dans la profondeur de sa conscience, cette mort seulement ajournée et qui viendra le cueillir dans son lit de bataille, 53 rue de Verdun, au matin d’un 28 septembre. Comme si la balle arrêtée par le baiser de Houdard avait repris sa trajectoire fatale, trente-deux ans après qu’elle fût tirée.
Pour Bousquet, « l’homme existe par son adhésion aux événements, par sa façon d’accomplir, à travers eux, l’événement qu’il aura été ». À Simone Weil, il écrit : « Je cherche ma vie hors de ma conscience, comme si tout ce qui nous a faits devait tomber sous nos sens et partager visiblement notre sort, comme si notre conscience devait devenir la chair même de nos jours ».
L’âme du jeune Bousquet qui cherche encore sa voie, l’homme parvenu au terme du chemin la trouvera dans l’illumination d’un baiser dont il n’aura de cesse de reproduire l’éclat au con- tact de ses doubles féminins. « Aurai-je un jour le droit d’écrire que le souvenir déterminant, c’est celui qui s’objective sans cesser d’être un souvenir ? » écrit Bousquet en avril 1942.
Un souvenir ne s’objective qu’à la condition de prendre la place d’une présence arrachée au réel. Pour cela, il doit cesser d’être la figuration d’une absence. Toute l’écriture de Joë Bousquet tend vers l’affirmation que « la vérité est de l’être ».
Joë Bousquet s’est tout entier donné à sa vie de combattant lors de la Première Guerre mondiale. De cet engagement, au sens le plus fort du mot car il implique l’homme dans sa totalité, témoigne son œuvre d’écrivain. Il reste que, comme il l’écrit pour Denise Bellon, « il n’y a pas d’œuvre de l’homme seul. Sa blessure ne fait que le traverser : elle s’élargit dans l’humanité des autres hommes comme pour leur inspirer les actes susceptibles de la compenser ».
Ainsi, son œuvre accomplit la transformation de sa blessure en un acte de vie qui acquiert par l’écriture la dimension d’un langage universel. Et porte, « dans la transparence d’un ciel violet », son inépuisable humanité.
