
Paul
Dans notre maison Jaune, je trouvai un désordre qui me choquait. La boîte de couleurs suffisait à peine à contenir tous ces tubes pressés, jamais refermés et, malgré tout ce désordre, tout ce gâchis, un tout rutilait sur la toile ; dans ses paroles aussi. Daudet et la Bible brûlaient son cerveau.
Dès les premiers mois, je vis nos finances communes prendre le même désordre. Comment faire ? La situation était délicate, la caisse étant modestement remplie avec l’aide de son frère Théodore, grâce à sa position dans la galerie Goupil.
C’est ainsi que nous décidâmes de poser dans une boîte l’argent nécessaire à nos promenades nocturnes et hygiéniques, au tabac, et aux dépenses impromptues y compris le loyer. Sur tout cela nous posions un morceau de papier et un crayon pour inscrire honnêtement ce que chacun prenait dans cette caisse.
Dans une autre boîte, nous disposions le restant de la somme, pour la dépense de nourriture. Notre petit restaurant fut supprimé et un petit fourneau à gaz aidant, je fis la cuisine tandis que Vincent faisait les provisions. Une fois pourtant il voulut faire la soupe mais je ne sais comment il fit ses mélanges… Sans doute comme les couleurs sur ses tableaux. Toujours est-il que nous ne pûmes la manger. Et mon Vincent éclata de rire !
Combien de temps sommes-nous restés ensemble ? Je ne saurais le dire, l’ayant totalement oublié. Malgré la rapidité avec laquelle la catastrophe arriva, malgré la fièvre de travail qui m’avait gagné, tout ce temps me parut un siècle…
Vincent
Mon cher Théo,
Merci de ton mandat de 50 Frs que je viens de recevoir.
Je savais bien que Gauguin avait voyagé mais j’ignorais qu’il était vrai marin : il a passé par toutes les difficultés. Il a été vrai gabier dans la hune et vrai matelot. Cela me donne pour lui un terrible respect et une confiance absolue dans sa personne. Il a quelque chose de ces pêcheurs d’Islande de Loti. Je crois qu’il te fera le même effet qu’à moi.
Maintenant nous avons naturellement déjà travaillé : il a une négresse en train et un grand paysage d’ici.
Je me sens encore le cerveau fatigué et sec mais je me porte mieux cette semaine.
Ce que Gauguin raconte des tropiques me semble merveilleux. Certes, là est l’avenir d’une grande renaissance de la peinture. Je regrette de ne pas avoir dix ou vingt ans de moins, car j’irais là-bas. Il est maintenant peu probable que je bouge du littoral… et la petite maison jaune, ici à Arles, demeurera ce qu’elle est : une situation intermédiaire entre l’Afrique, les tropiques, et les gens du Nord.
Le soir, surtout avec la lumière du gaz, j’aime bien l’aspect de l’atelier. Nous amènerons ici des amis et nous travaillerons le soir comme le jour, tout en causant. Des portraits de gens éclairés au gaz, cela me paraît une chose à faire.
Je te serre bien la main. Ecris-nous bientôt,
Vincent
