
Flaubert
Croisset, 1er juin 1874
Avez-vous trouvé à Saint-Pétersbourg le renseignement que vous cherchiez pour votre livre ? Moi, il m’a été impossible encore une fois de découvrir l’endroit où je placerai la maison de mes deux bonhommes. Dans une quinzaine, je ferai une petite excursion en Basse-Normandie dans ce seul but ! Bouvard et Pécuchet me fait trembler de plus en plus et à mesure que j’y réfléchis, ma terreur augmente.
Il me semble, par moments, que je suis vide. La confiance me fait défaut. Premier signe de décrépitude. Ah ! si on pouvait dépouiller sa vieille peau comme les serpents, renouveler son moi, rajeunir ! Et vous la goutte ? L’estomac ? Et le reste ? Qu’en faites-vous ?
Tourgueniev
Mon séjour en Russie n’a pas été inutile, en tous cas, j’ai trouvé – à peu près – ce que je cherchais ; il est vrai que je suis beaucoup moins exigeant que vous ; vous l’êtes trop. Votre Antoine n’est décidément pas pour le gros public : les lecteurs ordinaires reculent épouvantés, même en Russie. Je ne croyais pas mes compatriotes si mièvres que cela. Tant pis ! Mais Antoine, malgré tout, est un livre qui restera.
Pour le moment, grâce à un léger abus de laitage auquel j’ai cru pouvoir me livrer dans l’espoir que l’air natal ferait tout passer, je suis en proie à des coliques d’une violence !! Je crois qu’elles doivent se sentir jusque dans la forme des lettres des mots que j’écris. Ce n’est ni bizarre, ni intéressant – quel chien d’estomac !
Votre vieux.
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Flaubert
2 juillet 1874 - Righi, Suisse
Je possède cette supériorité ou infériorité sur vous que je m’embête d’une façon gigantesque.
Je suis venu ici pour faire acte d’obéissance, parce qu’on m’a dit que l’air pur des montagnes me dérougirait et me calmerait les nerfs. Ainsi soit‑il. Mais jusqu’à présent je ne ressens qu’un immense ennui, dû à la solitude et à l’oisiveté ; et puis, je ne suis pas l’homme de la Nature. « Ses merveilles » m’émeuvent moins que celles de l’Art. Elle m’écrase sans me fournir aucune « grande pensée ». Les Alpes, du reste, sont en disproportion avec notre individu. C’est trop grand pour nous être utile. J’espère que c’est la dernière. Et puis, mes compagnons, des messieurs étrangers qui habitent l’hôtel, tous Allemands ou Anglais, munis de bâtons et de lorgnettes ! Hier, j’ai été tenté d’embrasser trois veaux que j’ai rencontrés dans un herbage, par humanité et besoin d’expansion.
J’ai enfin trouvé l’endroit où je gîterai mes deux bonshommes ! Il me tarde de me mettre à ce bouquin‑là, qui me fait d’avance une peur atroce. Vous me parlez de Saint Antoine et vous me dites que le gros public n’est pas pour lui. Je le savais d’avance, mais je croyais être plus largement compris du public d’élite. Tant pis ! à la grâce de Dieu. Ce qui est fait, est fait ; et puis, du moment que vous aimez cette œuvre-là, je suis payé.
Le grand succès m’a quitté depuis Salammbô. Ce qui me reste sur le cœur, c’est l’échec de L’Éducation Sentimentale. Qu’on n’ait pas compris ce livre‑là, voilà ce qui m’étonne. Le temps est dur pour les Muses. Paris m’a d’ailleurs semblé plus bête et plus plat que jamais. Si détachés que nous soyons l’un et l’autre de la politique, nous ne pouvons pas nous empêcher d’en gémir, ne serait‑ce que par dégoût physique.
Ah ! mon cher bon vieux Tourguéniev, que je voudrais être à l’automne pour vous avoir chez moi, à Croisset, pendant une bonne quinzaine ! Vous apporterez votre besogne, et je vous montrerai les premières pages de Bouvard et Pécuchet, qui, espérons‑le, seront faites ; et puis, je vous ouïrai.
Il fait atrocement chaud ici ; les montagnes, cou-vertes de neige au sommet, sont éblouissantes. Phoebus darde toutes ses flèches. Messieurs les voyageurs confinés dans leurs chambres suent et boivent. Ce qu’on boit et ce qu’on mange en Helvétie est effrayant. Partout des buvettes, des restaurations !
Les domestiques de Kaltbad Righi ont des tenues irréprochables : habit noir dès 7 heures du matin ; et comme ils sont fort nombreux, il vous semble qu’on est servi par un peuple de notaires ou par une foule d’invités à un enterrement : on pense au sien, c’est gai.
Ecrivez-moi souvent et longuement : vos lettres seront pour moi « la goutte d’eau dans le désert ».
