
ROUSSEAU
Vous me parlez de ce Voltaire ?
Pourquoi le nom de ce baladin souille-t-il vos lettres ?
Le malheureux a perdu ma patrie ; je le haïrais davantage, si je le méprisais moins. Je ne vois dans ses grands talents qu’un opprobre de plus, qui le déshonore par l’indigne usage qu’il en fait. Ô Genevois ! Il vous paie bien de l’asile que vous lui avez donné, il ne savait plus où aller faire du mal, vous serez ses dernières victimes.
VOLTAIRE
Monsieur Tronchin me répondit que, puisqu’il ne pouvait pas me guérir de la manie de faire encore des pièces de théâtre à mon âge, il désespérait de guérir Jean-Jacques. Nous restâmes l’un et l’autre fort malades, chacun de notre côté.
ROUSSEAU excédé…
Montmorency, le 17 juin 1760
Je ne vous aime point, Monsieur ; vous m’avez fait les maux qui pouvaient m’être les plus sensibles, à moi, votre disciple et votre enthousiaste.
Vous avez perdu Genève pour le prix d’asile que vous y avez reçu.
Vous avez aliéné de moi mes concitoyens pour le prix des applaudissements que je vous ai prodigués parmi eux.
C’est vous qui me rendez le séjour de mon pays insupportable ; c’est vous qui me ferez mourir en terre étrangère, privé de toutes les consolations des mourants, et jeté pour tout honneur dans une voirie, tandis que tous les honneurs qu’un homme peut attendre vous accompagneront dans mon pays.
Je vous hais, enfin, puisque vous l’avez voulu ; mais je vous hais en homme encore plus digne de vous aimer si vous l’aviez voulu.
De tous les sentiments dont mon cœur était pénétré pour vous, il n’y reste que l’admiration qu’on ne peut refuser à votre beau génie, et l’amour de vos écrits.
Si je ne puis honorer en vous que vos talents, ce n’est pas ma faute.
Je ne manquerai jamais au respect qui leur est dû, ni aux procédés que ce respect exige.
Adieu, Monsieur.
VOLTAIRE
J’ai reçu une grande lettre de Jean-Jacques Rousseau, il est devenu tout à fait fou, c’est dommage.
C’est une lettre pour laquelle il faut le baigner et lui donner des bouillons rafraîchissants.


Quelle chose douloureuse et mélancolique de penser que lorsqu’on se quitte, c’est peut-être pour toujours !
Théodore Rousseau, mon ami, toi, le paysagiste solitaire, tu étais un causeur remarquable ; tu parlais bien de toutes choses et surtout de ton art. Une vieille ardeur inextinguible t’empêchait de sentir la fatigue ; tu étais animé, prêt à la théorie, au paradoxe et à l’esthétique.
Lors de notre dernière promenade, nous traversions lentement les jardins des Tuileries. Un arbre d’un jet superbe et le tronc à demi enveloppé de lierre, comme une colonne, nous frappa. Nous trouvions à cet arbre une élégance particulière, mondaine pour ainsi dire et fashionable. Il y a, disions-nous, des arbres sauvages, des arbres paysans, des arbres bourgeois, des arbres dandies ; celui-ci en est un.
Tes grands yeux d’artiste s’étaient illuminés, et déjà le tableau se composait dans ta tête, et ton doigt levé, suivant le contour des choses, en esquissait les principales lignes. Ce rêve t’occupait déjà tout entier ; tu voulais peindre l’arbre des cités après avoir si bien peint l’arbre des forêts, et, nous donnant une brusque poignée de main, tu nous quittas en nous jetant ces mots :
« Ce tableau, je le ferai. »
Ce tableau, tu ne l’as pas fait.
