
Quand le soleil nous eut fait signe de partir, nous primes, Rousseau et moi, notre besace contenant le pain et le vin, comme les carriers et les bûcherons, qui vont travailler sous bois, tout le jour, à détruire les rochers et les chênes. Notre idée était de côtoyer la lisière de l’ouest et de pointer jusqu’à la haute futaie du Déluge, voisine de Bouron, Rousseau pour converser avec les grands arbres debout, moi avec les grands abattus par M. Bois-d’hiver, conservateur de la forêt. Nous avions ainsi à traverser les gorges d’Apremont, les déserts de Macherain, les rochers de Franchard, la Mare aux Corneilles et la futaie de la Croix de Souvray. La colonie de Barbizon nous souhaita beau ciel et bon œil pour notre voyage, au long cours, et clair de lune au retour, car la journée ne devait pas suffire à cette pérégrination aventureuse.
On pénètre dans le principal amphithéâtre des gorges d’Apremont, par un seul sentier tortueux entre les rochers, et bientôt on découvre une arène immense tapissée, au milieu, de mousses, couleur de peau d’ours, et bordée de collines en granit argenté. Les pierres semées du bas en haut de cette montagne circulaire, font l’effet de gradins disposés pour des spectateurs innombrables. Elles grossissent à mesure qu’elles s’approchent du ciel et prennent les formes les plus monstrueuses, jusqu’à dessiner sur l’horizon des profils imprévus et fantastiques. Il nous semblait voir les sièges de ce cirque en plein vent, peuplés de figures attentives, projetant leurs mille regards sur le centre de la scène où il ne se passait rien du tout, désert uni et rude animé seulement par le désespoir de trois ou quatre sauvages égarés. C’est là que se tortille le rageur, ce petit chêne nerveux et convulsif, dont tant de paysagistes ont fait le portrait, et, près de lui, quelques autres chênes plus résignés, quoique de la même famille et du même tempérament.
- Mais, dit Rousseau, pourquoi ne fait-on pas venir ici les animaux du Jardin des Plantes, l’éléphant de Franconi, les écuyères de l’Hippodrome, et quelques régiments de cuirassiers et de spahis. Les chars romains, les tournois du moyen âge, les courses de jockeys, les évolutions de cavaliers seraient à l’aise dans cette vaste enceinte. La belle fête à voir par un million de spectateurs ! Si j’étais prince, je transporterais ma cour au pied de ces rochers, et mes aides de camp auraient l’agrément de jouer le lansquenet sur la fougère.
- Bah ! lui dis-je, tu donnerais ta démission pour contempler à loisir le soleil couchant. Mieux vaut être bohémien que prince, quand on aime la nature et les arts.
