
Bob Wilson
Nous avions aperçu, dès notre premier jour en Wilsonie, un homme d’une haute stature, portant un habit noir, qui semblait recevoir une déférence particulière. Mais, comme accablés que nous étions devant tant de nouveautés, nous n’y fîmes pas plus attention. Ce n’est que plusieurs jours plus tard, lorsque nous fumes admis à la liturgie matinale que nous comprîmes qu’il s’agissait du premier personnage du royaume, le Grand-Prêtre de Bâab, Archimandrite de Wilsonie, Mage des deux rivages, Gardien de l’équerre et de la ligne, Le-Seul-qui-se-tient-tout-à-fait-vraiment-droit, Luminaire des quatre points de l’horizon et Percepteur général. Il était d’une stature et d’une corpulence plus fortes que la normale, le teint pâle et rosé, l’œil très clair et glaçant tout ce qu’il touche, le crâne allongé couvert de cheveux blancs parfaitement ratissés.
Chaque matin, les Wilsonites se réunissaient sur un podium de bois dans la forêt. L’un des principaux sbires leur donnait des ordres pour la journée, personne ne sachant jamais à l’avance ce qui allait lui incomber. Puis, après une petite heure de ces palabres, le Grand-Prêtre arrivait suivi d’un acolyte. Les avenues de Wilsonia étaient toutes couvertes de graviers afin que l’on pût entendre les allées et venues. Dans un silence pesant, son arrivée était d’abord signalée par le crissement de ces petites pierres sous ses pieds avant que sa grande silhouette sombre ne se détachât sur le ciel. Il était toujours vêtu de noir de la tête au pied, d’une sorte de ces longues culottes que l’on voit à certains personnages de théâtre et d’une espèce de camisole comme portent parfois les femmes à la campagne dans les fortes chaleurs et qui ne couvre pas le cou ni le gras du bras1. Puis il s’asseyait sur un grand siège resté vide auprès d’une grande pierre, placé là à cet effet. Tous se taisaient et pendant un gros quart d’heure observaient un silence religieux sous le regard pénétrant du Grand-Prêtre. Puis il se mettait à parler, et psalmodiait des incantations d’une voix sourde et imprécise.
La fin de cette cérémonie, qui pouvait varier considérablement dans le menu, était invariablement signifiée aux assistants de la même manière. Il se dressait, et d’une voix forte, les renvoyait d’une courte phrase sur le sens de laquelle nous ne pûmes que conjecturer2. Le père S*** soutenait qu’il s’agissait d’une invocation latine commençant par Ave et finissant par un mot inconnu, Graitedai. Il prétendait avoir décelé certaines racines latines dans le vocabulaire des Wilsonites, ce dont je doute fort ; le père S*** est plus recommandable pour sa piété que pour son érudition philologique. Moi qui l’ai écouté avec grande attention suis arrivé à la conclusion qu’il disait Aveuglette, dés pour signifier que le Hasard ne pouvait engendrer que le chaos et que le principal devoir des Wilsonites était de le remplacer par l’Ordre. Ma femme, et je ne rapporte ce fait que pour montrer combien l’esprit des femmes est diffèrent du nôtre, prétendait qu’au ton de sa voix, cela semblait une sorte de salut familier. Le manque de conception élevée de ce sexe et d’imagination philosophique l’empêchait de voir qu’un tel personnage ne saurait s’exprimer que par énigmes. Cette cérémonie sans pompe, à laquelle les assistants étaient tous pieds nus, fut la seule que nous pûmes contempler. Sans doute les murs du palais de Bâab et son appartement étaient-ils témoins d’autres rites sur lesquels nos yeux profanes ne sauraient se poser. J’oubliai de dire que tous les déplacements du Grand-Prêtre se faisaient selon la ligne droite et l’angle droit, comme chacun de ses mouvements ce qui lui donnait l’air d’une sorte d’automate ou mannequin articulé comme ceux que fabriquent nos plus habiles mécaniciens. Mais de cela nous parlerons au chapitre suivant.
