
… Enfin, en l’été 1786, nous dîmes adieu à notre pays et partîmes pour le Grand-Tour1. Pris d’une extase devant l’avenir inconnu, je quittai ma patrie pour la première fois. J’avais 25 ans. Je me souviens qu’après avoir traversé la frontière, en entendant soudainement les gens parler dans la rue d’autres langues que le russe – le polonais, l’allemand –, je rêvais que j’étais déjà de l’autre côté de notre existence mortelle, là où toutes les nations se trouvent confondues. Là-bas d’autres êtres se présenteront à nous avec leurs façons différentes de communiquer leur pensée. Quant au changement pour ainsi dire matériel et sensible que nous éprouvions de l’autre côté de la frontière russienne, c’était les routes si bien construites, si lisses, qu’après les misères causées par nos chemins à nous, nous pensions être au paradis terrestre et roulions, comme un œuf sur la table.
Nous passâmes en Europe quatre années et ne retournâmes en Russie que pour le Noël de 1790, dans des conditions cruelles, pour ne pas dire tragiques, ce que l’on verra par la suite.
Nous arrivâmes d’abord dans la patrie de Gilbert, en Auvergne, dans sa ville natale de Riom, où habitait grand nombre de ses parents et compagnons de sa jeunesse. Nous fûmes aussitôt logés dans sa maison où sa mère s’adonna à notre service. Rien ne pouvait lui plaire davantage ; la gentille dame idolâtrait son fils et, avec lui, nous gavait de marrons glacés de sa propre confection, ainsi que de confiture d’abricot si exceptionnellement délicieuse que, pour la remercier de ces plaisirs de bouche, je dessinai son portrait en l’embellissant quelque peu.
De Riom nous partîmes pour Genève et y louâmes pour 48 louis d’or l’année un appartement composé de cinq pièces, non loin de l’endroit où le comte lui-même avait autrefois habité. Cet appartement était spacieux, bien distribué et par-dessus tout propre comme le reste de ce pays ; quant aux échappées de vue que l’on avait vers les montagnes de Chablais et vers la colline qui s’étend le long du Rhône, elles étaient des plus spectaculaires ! Nous avions une petite cuisine, ainsi que, pour 8 louis d’or l’année, une cuisinière qui nous tenait une table correcte, bien que peu variée. La raison n’en venait pas de ses choix à elle, mais de ceux de Gilbert qui considérait la nourriture du côté de la gourmandise.
« Cette dernière est, professait-il, l’un des plus vilains péchés, car, par une sorte d’énervement des points sensibles chez l’homme, elle l’entraîne dans une manière de vivre molle et efféminée ».
Gilbert suivait en cela l’enseignement du philosophe Rousseau, citoyen de la ville de Genève, pour lequel il avait, comme je l’ai déjà écrit, une véritable dévotion : je le soupçonnais de nous avoir conduits et installés à Genève pour cette raison précise. La doctrine de ce Rousseau prônait l’ascétisme de la chair : non pas dans le but exposé par nos Pères du désert, qui enseignaient le jeûne comme moyen de faire progresser l’âme vers l’avant, mais dans le but de la faire régresser, pour ainsi dire, en arrière, vers l’état de l’Homme sauvage, d’avant sa distribution en classes.
