
Ce soir, elle est tombée amoureuse. De ces coups de foudre de jeune fille qu’on devrait appeler coups de soleil, car ce n’est pas d’un éclair fracassant et incendiaire qu’il s’agit, mais d’un rayon doré comme ces flèches de lumière qui transpercent un feuillage et enluminent les visages de leur caresse chaude.
Ce soir, elle est tombée amoureuse d’un musicien. Traits fins, nez aquilin, cheveux fous et flous comme un nimbe autour du front. Grands yeux pâles, de ce vert un peu gris et velouté des amandes au printemps. Allure de vieux gosse étourdi au col de chemise retors qu’une main de femme n’a pas eu le temps de remettre dans le rang.
Ce soir, elle est tombée amoureuse d’un clarinettiste italien. En quelques notes, les longues mains, l’éclat vert amande, les petites moues pour humecter les lèvres entre deux phrases musicales, elle les a reçus en plein cœur. Son cœur qui bat bien régulièrement, sagement et sans heurts depuis quelques années. Le regard qui se pose subrepticement sur elle comme un oiseau se perche sur l’épaule, vif et aussitôt redécolle, les doigts caressants sur les touches l’ont émue quand elle ne s’y attendait plus, quand ça ne se pouvait plus… Vous n’y pensez pas… Comme ça, au beau milieu d’un concert de fin d’année dans une salle de banlieue.
Ils ont tous les deux ce même âge paradoxalement jeune à l’intérieur et déjà érodé, ces quatre
décennies trahies par l’allure moins légère et les traits un peu floutés. Avec pourtant cette luminosité des matins de vie qui persiste à irradier malgré les premières rides comme le soleil traversant les persiennes en fin d’après-midi. Malgré l’épaule ankylosée à force de soutenir la tête de son enfant endormi, moite et pesante de chaleur et de fatigue accumulées, contenant avec peine le tremblement de ses muscles, elle n’a pas vu le temps passer. Le plaisir d’écouter la musique dans l’ombre intime d’une salle, les toux discrètement réprimées, les doigts qui pianotent en rythme sur le velours des accoudoirs et les têtes qui scandent le tempo, le bonheur des musiciens à improviser : elle a renoué ici avec le souvenir des soirées passées dans les boîtes de jazz, lorsque, enfant, elle avait parfois le privilège d’accompagner les grands. Volutes de fumée, saveur délectable du sucre citronné cristallisé sur le pourtour des verres de gin fizz qu’elle lapait en douce comme un jeune animal gourmand et qui lui procurait le frisson conjugué de l’acidulé et de l’interdit, banquettes effondrées au velours harassé, gens serrés se parlant à l’oreille pour s’entendre, ombres dansantes des photophores sur les visages enjoués, reflets étoilés dans les prunelles des femmes... Elle se retrouve gamine émerveillée, intimidée, enamourée de vieux pianistes noirs qui lui dédiaient un air et la saluaient révérencieusement, levant leur verre de pure malt en son honneur et la faisant rougir derrière sa frange brune. Elle admirait leurs longues mains sombres cavalant sur les touches du piano, s’appliquait à les dessiner des heures durant sur les dessous de verre en papier et s’endormait enfin, la joue sur les vêtements qu’on entassait en oreiller, bercée par la musique et les conversations.
Ce soir, nichée dans son cou, la joue de son fils lui dit soyeusement que le temps a passé.
