
Mon cher Theo,
Un Cézanne me revient en mémoire, La Moisson qui donne tout le côté âpre de la Provence.
En juin, la nature commence à être brûlée. Dans tout il y a du vieil or, du bronze, du cuivre dirait-on ; avec l’azur vert du ciel chauffé à blanc, cela donne une couleur délicieuse excessivement harmonieuse avec des tons rompus à la Delacroix.
En revenant des champs avec ma toile, je me dis : tiens ! voila que je suis arrivé à des tons pareils.
Avec ton billet de 100 francs, j’ai acheté pour 50 francs de toile, des châssis de divers formats pour tendre des toiles dessus, quand bien même je te les enverrais roulées quand elles seront sèches.
Je te félicite d’exposer les paysages de Monet et je regrette bien de ne pas les voir.
Tu as eu de la chance de rencontrer Guy de Maupassant – je viens de lire son premier livre Des vers, dédiées à son maître Flaubert. Je te le dis, Maupassant est à Zola ce que Vermeer de Delft est à Rembrandt.
J’ai eu une semaine d’un travail serré et raide dans les blés en plein soleil, il en est résulté des études de paysages et une esquisse de semeur. Sur un champ labouré, un grand champ de mottes de terre violettes montant vers l’horizon, un semeur en bleu et blanc. Sur tout cela un ciel jaune avec un soleil jaune.
Mon désir de faire un semeur date depuis si longtemps, mais les désirs ne s’accomplissent pas toujours. J’en ai donc presque peur.
À bientôt j’espère. Poignée de main et succès avec ton exposition. Bien à toi. Vincent


Mon cher frère,
Il m’a semblé voir dans ta bonne lettre tant d’angoisse fraternelle qu’il me semble de mon devoir de rompre mon silence. Je t’écris en pleine possession de ma présence d’esprit ; non pas comme un fou, mais en frère que tu connais.
Voici la vérité : un certain nombre de gens d’ici ont adressé au maire une pétition (plus de 80 signatures) me désignant comme un homme indigne de vivre en liberté. Le Commissaire de police a donné l’ordre de m’interner de nouveau. Me voici de longs jours, enfermé sous clefs et verrous et gardiens, au cabanon, sans que ma culpabilité soit prouvée.
Quelle misère – tout cela pour rien ! Je ne te cache pas que j’aurais préféré crever que de te causer tant d’embarras.
Mais que veux-tu… Souffrir sans se plaindre est l’unique leçon qu’il s’agit d’apprendre dans cette vie.
Si je devenais aliéné pour de bon, il faudrait dans tous les cas me traiter autrement, me rendre l’air, mon travail. Le mieux pour moi serait de ne pas rester seul ; mais je préférerais demeurer éternellement dans un cabanon que de sacrifier une autre existence à la mienne. Le métier de peintre est triste et mauvais par les temps qui courent. Si j’étais catholique, j’aurais la ressource de me faire moine…
Dis à ta fiancée, à la mère et à la sœur de ne pas s’inquiéter pour moi et de croire que je suis en bonne voie de guérison. T. à t. Vincent.
