
Venise, 20 mai 1885
Mon cher Lama,
Pour ce jour qui doit décider du sort de ta vie (et pour lequel nul autre que moi ne peut te souhaiter plus de bonheur, de prospérité, d’heureux présages et de bon courage), il faut que je dresse moi-même une sorte de bilan de mon existence.
Désormais, avec ton mariage, tu vas avoir dans la tête et dans le cœur bien des soucis qui l’emporteront sur ceux de ton frère par leur urgence et leur importance. C’est chose juste et équitable, et il est naturel aussi que tu acquières progressivement la façon de penser de ton mari, qui n’est pas du tout la mienne, quoi que j’aie à louer et estimer en elle.
Mais afin que tu aies à l’avenir des directives qui t’indiquent toute la prudence, toute l’indulgence peut-être, avec lesquelles il faut juger ton frère, je t’écris aujourd’hui, en signe de grande affection, en quoi consistent la difficulté et le danger de ma situation.
Je n’ai jamais, depuis ma plus tendre enfance, trouvé personne dont le cœur et la conscience souffrent la même détresse que moi. Ceci m’oblige, maintenant et comme toujours, à me présenter tant bien que mal, et souvent de très mauvaise grâce, sous l’aspect de l’une des formes quelconques de l’humanité qui soient aujourd’hui admises et intelligibles.
Mais on ne peut s’épanouir qu’au milieu de gens de même opinion, de même volonté : c’est pour moi un article de foi. Mon malheur vient de n’avoir personne qui réponde à ces exigences.
Mon existence universitaire a été une longue tentative pour m’adapter à un milieu qui n’était pas fait pour moi. Mes relations avec Wagner aussi, mais dans une direction opposée. Presque toutes mes relations avec les gens ne sont nées que des crises provoquées par la sensation de ma solitude. Je me suis trouvé ridiculement heureux toutes les fois que j’ai découvert – ou que j’ai cru découvrir – avec quelqu’un la moindre petite parcelle en commun. Ma mémoire est surchargée de mille souvenirs humiliants de ces périodes de faiblesse pendant lesquelles je ne pouvais plus supporter la solitude.
Il faut ajouter à ces ennuis la maladie, qui provoque toujours en moi le plus épouvantable découragement. Ce n’est pas sans raison que j’ai été, et que je suis toujours, malade : je manque du milieu qui me conviendrait et je suis toujours obligé de jouer un peu la comédie, au lieu de me distraire au contact des autres.
Je ne me considère pas pour autant comme un homme dissimulé, sournois ou méfiant : au contraire ! Si j’étais ainsi, je ne souffrirais pas autant ! Mais on ne peut pas toujours se communiquer soi-même, quelle que soit l’envie qu’on en ait : il faut d’abord trouver quelqu’un avec qui il soit possible de le faire. Le sentiment qu’il y a en moi quelque chose de très lointain, de très différent de tout ce qu’on connaît, que mes mots ont d’autres couleurs que les mêmes mots dans la bouche des autres, qu’il y a en moi un premier plan très bigarré qui trompe, cette sensation, que j’ai pu constater dernièrement chez beaucoup de gens, constitue encore le plus subtil degré de « compréhension » que j’aie jamais rencontré jusqu’ici.
Tout ce que j’ai écrit jusqu’à présent est premier plan. En ce qui concerne ce que je suis, les choses ne commencent véritablement qu’à partir des points de suspension.
Ce sont des sujets de l’espèce la plus dangereuse avec lesquels j’ai affaire. Si, de temps à autre, je m’occupe, sur le mode vulgaire, de créer Zarathoustra, c’est pour me procurer non seulement une distraction, mais surtout une cachette à l’abri de laquelle je puisse m’asseoir un instant.
Ne me crois pas fou ou méchant pour autant, mon cher Lama. Et pardonne-moi de ne pas assister à ton grand jour : un philosophe aussi « morbide » que moi serait bien mal désigné pour faire le père de l’épousée !
Reçois mille vœux les plus tendres de ton Friedrich.
